Le cloître des ombres à Noirlac

C’est la toute nouvelle directrice de l’abbaye de Noirlac, Elisabeth Sanson, qui introduit l’avant-dernière « Matinale » de 2022. La conférence « Le cloître des ombres » est présentée par Jean-Claude Schmitt, historien, directeur de recherche à l’EHESS et auteur d’un livre remarqué sur le sujet.

Le cloitre des ombres est un témoignage qui date des années 1200. C’est un document conséquent (200pages). Ce texte en latin a été traduit et commenté récemment par Jean-Claude Schmitt[1]. C’est un dialogue entre un abbé, Richalm, et un moine, qui ne se nomme pas (désigné par N, ego dans le texte), mais qui est véritablement admiratif de cet abbé. Ce livre a également été appelé le livre des révélations de l’abbé Richalm.

Le privilège de l’abbé Richalm est qu’il entend les esprits qui parlent, c’est d’une audition du monde invisible qu’il s’agit. Qui parlent ? Ce sont des saints, des morts, en général des moines morts, mais ce sont surtout des esprits, des bons, les anges, et des mauvais, les démons.

 

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[1] Jean-Claude Schmitt – « Le cloître des ombres » Gallimard Ed.(2021)

Les moines qui sont morts viennent pour avouer les péchés qu’ils n’ont pas confessés avant leur mort et ils cherchent à obtenir le pardon. Mais les plus dangereux, ce sont les démons, ils viennent vous inciter au péché et il faut les combattre. Pour cela il y a les prières, il y a les livres saints (mais les démons luttent pour  que votre main referme le livre) mais le plus sûr moyen de les chasser est le signe de croix. Il faut donc faire constamment des signes de croix, sur n’importe quelle partie du corps. « Pas facile » lui rétorque le moine intervieweur, « On peut le faire discrètement avec la main droite dans le creux de la main gauche » !

Ici les démons ne sont pas le diable, ils ont des formes diverses : forme humaine, d’animaux (bœuf, coq …) de plantes, de phénomènes naturels (tonnerre …). Finalement, tout peut être un démon et tout ce qui se passe est l’œuvre des démons. Cette conception, pourrait de fait remettre en cause le libre arbitre de l’homme et saper ce qui est le fondement de la religion (l’homme croit en Dieu de son propre chef).

Dans sa forme, le texte est très proche de l’oral, le moine prend note des paroles de l’abbé sur des tablettes de cire, l’écrit est approuvé par Richalm lui-même puis mis sous forme de fiche. Mais il existe des versions pirates ! Et notre moine défend bec et ongle sa version originale.

Le texte original du 13^ème siècle a disparu mais il existe des manuscrits des 14^ème et 15^ème siècles (ce qui prouve que ce texte a eu un certain retentissement). Il a été publié en allemand au 19^ème siècle. Jean-Claude Schmitt en a fait une traduction du latin en français en  l’étoffant d’une large édition critique.

Ce texte original a été écrit dans l’abbaye cistercienne de Schöntal, dans le sud ouest de l’Allemagne. Cette abbaye est construite selon le même plan que Noirlac, elle suit les mêmes règles. La vie à Schöntal et à Noirlac devait être très similaire. Indirectement, ce livre dresse un portrait des habitudes et des sensibilités des moines de l’époque, que ce soit à Schöntal ou à Noirlac.

Le temps y est très structuré, les moines doivent se lever à mâtine, en pleine nuit, pour la prière. Evidemment c’est humainement très difficile et beaucoup de moines n’en ont pas très envie, alors les démons en profitent ! Ils sont là, dans l’escalier entre les cellules monacales et le chœur de l’église pour retenir nos moines ! Dans l’abbaye, tous les lieux sont animés par la présence des démons.

L’abbaye ne recrute pas des enfants mais des jeunes gens qui ont déjà une expérience du monde. Par un effet miroir, Ils calquent l’organisation des démons sur l’organisation du monde telle qu’ils la perçoivent : moines et démons ont des organisations similaires, les démons ont aussi des hiérarchies quasi militaires, les démons s’attachent à toutes les parties du corps… Ils servent d’intermédiaires entre la nature et l’homme : ce ne sont pas les noisettes qui tombent mais ce sont les démons qui tombent par l’intermédiaire des noisettes.

A partir de ce texte écrit dans le milieu très confiné qu’est une abbaye, c’est toute une organisation sociale et une organisation mentale dans une abbaye du 13^ème siècle que l’on approche !

La discussion d’après conférence met en lumière la persistance jusqu’à notre époque de cette conception d’un monde invisible qui fait des signes à certaines personnes qui ont un don.

Après cette brillante conférence empreinte également d’humour, nous nous dirigeons vers le réfectoire des moines où Sonia Wieder-Atherton nous offre, au violoncelle, une heure magique de suites de Bach, un très beau moment de sérénité rêveuse. Même les démons temporairement vaincus sont restés sous le charme.

Sonia Wieder-Atherton est bien connu du public de Noirlac. Elle y a conçu déjà quelques unes de ses  réalisations  artistiques. Le 1^er juillet 2018, Sonia Wieder-Atterton a joué pour l’hommage solennel de la Nation à Simone Weil au Panthéon.

Pour le rappel et terminer ce concert, elle a voulu rendre hommage à « Marine » personnalité lumineuse nous dit-elle, responsable des projets artistiques à Noirlac,  jusqu’à ce dernier jour,  qui l’a accompagnée lors de ses représentations.  Elle interprète « Ecoute », une de ses compositions ? Quel plus bel hommage !

Elle dit, à propos des suites de Bach :

« Pour moi, jouer les suites de Bach, c’est toujours un moment ou à un autre voir l’image des mains de Giacometti modelant la terre inlassablement jusqu’à ce qu’apparaisse un visage (…) Etre aux prises avec les suites de Bach est très proche de cela. Il s’agit de creuser la corde jusqu’à ce que naisse la phrase ainsi que sa respiration juste. Il s’agit d’une phrase en perpétuel devenir … ».

Un cd des suites de Bach enregistrées à l’abbaye de Noirlac, dans le silence du réfectoire des Moines, sera disponible dans les prochains mois.