Ceux qui partent, ceux qui restent : le premier exode rural en Boischaut sud
Un article précédent : le premier exode rural à Châteaumeillant avait montré que le premier exode dans les communes rurales du Boischaut sud avait commencé significativement autour des années 1870. Cette étude prenait comme exemple la commune de Châteaumeillant : pour ce bourg de près de 4000 habitants à l’époque, les migrants représentaient environ une vingtaine de départs par an au début de la guerre de 14.
Nous voulons nous intéresser un peu plus à ces migrants : qui étaient-ils ? Etaient-ils surtout des garçons ou surtout des filles ? A quelle classe sociale appartenaient-ils ?
Méthode
Mais si les réponses à « quand ? » et « combien ? » avaient pu être obtenues quantitativement en s’appuyant sur les données de recensements et de l’état-civil, ce n’est pas possible pour répondre aux questions « qui ? » et « où ? » : il n’existe pas dans notre pays d’obligation de déclarer un changement de domicile, il n’existe donc pas de documents officiels. Nous avons néanmoins trouvé un biais par l’analyse des annotations sur l’état civil.
A partir des années 1860, apparaissent les premières annotations sur le registre des naissances, elles indiquent les lieux et date du mariage et du décès de la personne. Un mariage ou un décès célébré en dehors de la région pourrait donc révéler une migration.
Nous sommes bien conscients des limites de cette approche, de plus ces annotations ne sont pas systématiques mais, si une analyse quantitative n’est pas possible, néanmoins, des annotations suffisamment nombreuses peuvent donner des indications statistiques pertinentes.
Nous nous sommes concentrés sur les registres de naissances de la commune de Châteaumeillant entre 1870 et 1910, période pendant laquelle les annotations deviennent nombreuses et pourraient permettre un traitement statistique. Nous nous sommes concentrés sur les migrations lointaines, excluant les départements limitrophes (Indre, Cher, Allier, Creuse). Le registre des naissances indique également la profession des parents (essentiellement celle du père), ce qui donne une indication sur le milieu social du migrant supposé.
Ainsi nous avons relevé 651 annotations mentionnant un mariage ou un décès hors du secteur pour 3354 naissances dans la période, justifiant une analyse statistique.
Qui sont les migrants
La première remarque est que garçons et filles ont une propension similaire à migrer : parmi ces annotations 52% concernent des garçons et 48% des filles, la différence est faible.
L’analyse des migrants en fonction de la profession du père pose un problème de classification : on relève plus de 120 professions sur les actes de naissance, ce qui montre la diversité des activités pratiquées à l’époque !
Dans un premier temps nous avons classé les professions en :
- activités agricoles : cultivateurs, vignerons, journaliers, propriétaires …
- artisans et commerçants : travaux du bâtiment, du fer, du bois, métiers de bouche, négociants …
- activités de service : fonctionnaires locaux, métiers du droit, gendarmes, employés du chemin de fer, domestiques …
Pour chaque catégorie nous avons comparé leur proportion dans les migrants avec leur proportion sur les actes de naissance de la période.
Si une profession est moins représentée chez les migrants que dans le total des naissances de la période, on peut en conclure que cette catégorie professionnelle a moins eu tendance à migrer. Le rapport entre la proportion d’une catégorie professionnelle chez les migrants et celle dans la population totale caractérise la propension à migrer dans ce milieu professionnel.
catégorie | Part dans les naissances de la période | Part chez les migrants | Propension à migrer |
Professions agricoles Artisans et commerçants Professions de service |
56% 35% 9% |
41% 43% 16% |
0.73 1.24 1.73 |
On voit donc clairement que les professions agricoles ont peu participé au premier exode rural, ce qui explique sans doute l’absence de déprise agricole dans notre région. A l’inverse les enfants issus des professions de service migrent le plus, les enfants d’artisans et commerçants se situant dans une position intermédiaire.
Mais ces catégories sont larges et peuvent recouvrir des situations différentes. Les professions agricoles regroupent trois métiers principaux : cultivateurs, vignerons et journaliers. Nous avons recalculé la propension à migrer dans chacune de ces professions.
profession | Propension à migrer |
Cultivateurs Vignerons Journaliers |
0.58 0.69 1.13 |
Comme attendu, les enfants de journaliers, dont la situation est plus précaire, ont davantage tendance à migrer, par contre, les vignerons, dont la profession subit pourtant à cette période, une crise majeure à cause du phylloxéra, migrent peu, moins que la moyenne ; leurs enfants auront tendance à se reconvertir sur place (cultivateur ou maçon).
Les artisans et commerçants regroupent une large catégorie de métiers, nous avons isolé quelques familles de professions :
profession | Propension à migrer |
Métiers du bâtiment Métiers du bois Métiers du fer Métiers de bouche Négociants |
1.11 1.20 1.34 1.30 1.32 |
Curieusement les enfants issus des métiers du bâtiment migrent relativement peu alors qu’on penserait que le développement urbain de l’époque inciterait au départ les enfants de ces professions. Le nombre de maçons à Châteaumeillant s’est accru de façon importante à la fin du 19ème siècle (reconversion de vignerons ?) ces nouveaux maçons sont peut-être moins attirer par la migration.
Métiers du fer, métiers de bouche, négociants ont des comportements similaires et sont largement migrants. Globalement les enfants issus de ces métiers ont un comportement migratoire similaire.
Les professions de service sont également très hétérogènes, du plus bas de l’échelle sociale (domestiques) au plus haut (avocats, juge de paix, notaires …). Une catégorie à part est les employés du chemin de fer : la période considérée (1870-1910) inclut la construction de la ligne Châteauroux-Montluçon passant à Châteaumeillant.
profession | Propension à migrer |
Domestiques Métiers du droit Fonctionnaires Employés du chemin de fer |
1.69 1.64 1.81 2.51 |
Tous ces métiers de service ont une forte tendance à migrer, le chiffre concernant les employés du chemin de fer est sans doute majoré par la présence de personnes temporairement employées dans le secteur pour la construction de la ligne lors de la période d’analyse.
La catégorie des fonctionnaires regroupe également des professions très différentes (cantonniers, instituteurs, gendarmes …) mais une analyse plus fine montre que chacune de ces professions ont un comportement migratoire similaire.
La première conclusion de cette étude est que si garçons et filles sont tout autant concernés par ce premier exode rural au tournant des 19ème et 20ème siècles, toutes les classes sociales ne sont pas touchées au même degré. Le milieu agricole, attaché à la terre, migre peu.
L’absence d’avenir de la profession des parents n’est pas un facteur majeur pour déclencher la migration : nous avons mentionné les vignerons qui migrent peu malgré la crise du phylloxéra, nous aurions pu mentionner les métiers liés à l’utilisation du cheval (bourreliers, corroyeur, charretier…) dont la progéniture tend à rester sur place malgré le déclin rapide de ces professions, elle reste sur place et se recycle vers d’autres métiers.
Où migrer
La réponse est claire : les migrants vont essentiellement en région parisienne, à 70% pour les garçons à 75% pour les filles ! A part cette destination phare, toutes les régions sont représentées, peut-être une légère préférence pour la côte d’azur (mais c’est peut être une migration pour la retraite). Les garçons ont une certaine attirance pour Limoges, Bordeaux ou Clermont-Ferrand (davantage que pour Tours ou Orléans).
On note quelques migrations en Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, et aussi Egypte mais très peu dans d’autres pays d’Europe (Belgique, Allemagne). Ces destinations sont utilisées à peu près dans les mêmes proportions pour les garçons et les filles.